Boulangerie artisanale : le pari du bon goût

Fils d'un père visionnaire, Jean-François Jaume a beaucoup appris dans le cercle familial. Et pas seulement à mélanger les farines pour faire du bon pain. « Pour faire vivre un commerce, il y a deux choses primordiales : le passage et le parking », explique cet infatigable artisan qui a fait construire « sa » boulangerie à La Frette, au carrefour de la route Napoléon, en complément de la maison mère de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Et la qualité ? demande l'interlocuteur ingénu. « La qualité, c'est le minimum que l'on puisse donner, tranche Jean-François. On ne doit même pas en parler : ce doit être automatique. »
Il suffit de jeter un coup d'œil sur les claies et les présentoirs de son établissement pour se rendre compte que le propos n'a rien d'une galéjade. Chaque jour sortent de son fournil des dizaines de variétés de pains confectionnés avec les meilleures farines de la région, et autant de viennoiseries ou de pâtisseries pur beurre. « C'est de ma faute : je n'arrive pas à me canaliser. Je veux que ma clientèle goûte et qu'elle revienne parce que c'est bon. Le bouche-à-oreille, c'est mon meilleur outil de communication. »
Goûts tranchés
Jean-François Jaume a tout compris. A commencer par le rôle du pain dans le quotidien de ses concitoyens. Car s'il reste l'un des aliments préférés des Français, le pain n'occupe plus la place qu'il avait autrefois. On n'en mange plus pour se nourrir, mais pour se faire du bien ou par plaisir. Les besoins et les modes de vie ont changé. De fait, nous en consommons de moins grandes quantités que nos ancêtres (environ 130 g par jour et par personnes contre 900 g il y a un siècle...), mais nos goûts sont bien plus... tranchés. Pain spéciaux ou fantaisie, baguette 1900, Tradition ou Frettoise, pain du terroir ou pain d'ailleurs (bun, ciabatta, suédois, bagel, wrap...), avec ou sans croûte, pauvre en sel ou riche en oméga 3, tous les goûts sont désormais permis.
Les observateurs ne s'y sont pas trompés qui ont classé les mangeurs de pain en six « profils » correspondant peu ou prou à six segments de marché. Une aubaine pour les professionnels. Car ces « profils » sont autant de besoins à satisfaire et de pains nouveaux à inventer. Entre les « sélectifs », qui mangent peu de pain mais se montrent sourcilleux quant à ses impacts sur la santé, les « snackeurs » qui ont le pain pratique, les « blasés » qu'il faut reconquérir, les « nutritionnistes », les « gourmets gourmands » et les « conservateurs », ardents partisans de la baguette et du pain de campagne (1), l'artisan malin a un bel avenir devant lui.
Un avenir qui est d'ores et déjà lisible dans le paysage. Certes, dans les villages ou les quartiers, des boulangeries ferment définitivement à l'occasion d'un départ en retraite, faute de repreneur. Mais d'autres, plus modernes, ouvrent et se développent ailleurs. A côté des grandes surfaces, boulangeries industrielles et autres points chauds qui fournissent un pain bon marché mais souvent de piètre qualité, nombre d'artisans indépendants sont entrés en résistance. De Grenoble (maison Floran, La Talemelerie...) à Vienne en passant par Goncelin (La Framboisine), Nivolas-Vermelle (Chez Flo) ou Saint-Chef (Thierry Burette), une nouvelle génération de boulangers a pris le parti de se démarquer en produisant du beau, du bon, du sain, souvent du local, tout en soignant l'accueil, le look (chic ou rustique) et l'agencement de leur établissement (laboratoire ou four visible depuis la boutique).
Sans renoncer aux grands classiques (baguette, pain de campagne, pain aux céréales...), leur offre s'étoffe et se complexifie. Levain, graines et céréales anciennes font leur apparition sur les présentoirs. Bio ou non, pains gourmands, pains fourrés et autres baguettes enrichies en oméga 3 fleurissent dans les claies, à la grande satisfaction d'une partie de la clientèle qui apprécie cette « montée en gamme » et accepte de payer (un peu) plus cher un produit de qualité, typé, sourcé.
Pour relever le défi, les boulangers ont le choix entre deux stratégies : soit faire appel à des « mix » et des préparations personnalisées proposées par les meuniers, soit... n'en faire qu'à leur tête. C'est l'option choisie par Jean-François Jaume et nombre de ses collègues. « Moi, je préfère faire fonctionner mon cerveau et inventer de nouveaux pains à partir de mes propres mélanges que de travailler avec des recettes toutes prêtes, explique l'artisan de La Frette. Mais le soleil brille pour tout le monde. »
Marianne Boilève
(1) Profils révélés par une étude menée à l'automne dernier sur « Les Français et le pain », étude réalisée à la demande de la Fédération des entreprises de boulangerie (FEB), du Syndicat de la Panification croustillante et moelleuse, du Centre d'information sur les farines et le pain et de la Chambre syndicale de la levure (CSFL), du Syndicat national des fabricants de produits intermédiaires pour la boulangerie, la pâtisserie et la biscuiterie (SYFAB).
Innover pour résister
Finie la boulangerie traditionnelle : l'heure est la boutique multiservice. Pour répondre à la demande de clients de plus en plus exigeants et pressés, les boulangers adaptent leur offre et se lancent dans de nouvelles formes de commercialisation. Outre les pains « personnalisés » à grand renfort de « croustimix », levains et autres mélanges de graines, nombreux sont ceux qui intègrent de nouveaux services. La plupart offre désormais une prestation de traiteur ou de restauration rapide qui, en semaine, permet de compenser le manque à gagner lié à la désaffection des Français pour les pâtisseries (la tendance s'inverse le week-end). Encore faut-il s'organiser en conséquence, et parfois repenser l'espace de vente. Certains vont jusqu'à s'inspirer des l'esprit cafétérias, aménageant un coin snacking ou salon de thé, avec tables hautes ou basses, banquettes ou chaises de jardin selon l'option retenue.