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Expo photo

Ces femmes qui jouent double je

Initié au début de l'année 2015, « Femmes en agriculture » est un projet de territoire qui dit tout haut ce que le commun masculin préfère souvent taire : la difficile articulation entre vie familiale et professionnelle.
Ces femmes qui jouent double je

Heureusement, une femme, ça cause. En tout cas plus librement qu'un homme. Et quand on en place une quinzaine autour d'une table, la parole se libère, timidement d'abord. Surtout dans le monde agricole. « Souvent, on nous dit qu'on a la belle vie dans nos campagnes, témoigne Raphaël Gaillard, éleveur à Saint-Vérand. Mais c'est parce que nous taisons beaucoup de choses. » Voilà pourquoi l'agriculteur a très activement soutenu le projet Femmes en agriculture. Mené conjointement par le comité de territoire du Sud Grésivaudan (CSTG) et la MSA depuis le début de l'année 2015, ce travail de terrain a proposé à une quinzaine de femmes du territoire de réfléchir de façon informelle sur des thèmes rarement évoqués dans l'urgence du quotidien : la santé, le surmenage, les relations intra familiales, les conditions de travail... Ce travail a abouti à une belle expo photo qui, depuis, tourne un peu partout en Isère. Elle est présentée jusqu'au 14 mai dans la garlerie des Ursulines à Saint-Marcellin.

Oser parler

Pourquoi des femmes ? Parce que ce sont elles qui, quand ça ne va pas, osent mettre des mots sur les choses. « Il y a deux ans, lorsque la compagnie des Oliviers a joué son spectacle sur la santé en agriculture, « Y a un os », nous avions distribué des questionnaires, d'où il est ressorti un vrai besoin de parler de l'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle. Ce sont surtout des femmes qui ont répondu », explique Naïc Bernard, animatrice du CTSG. D'où la naissance du projet Femmes en agriculture (1), qui s'est traduit par une série de six rencontres au cours desquelles agricultrices, conjointes collaboratrices, femmes d'agriculteurs, salariées agricoles et étudiantes ont évoqué des sujets dont « on ose peu parler ». Animés à deux voix par Naïc Bernard et Valérie Bellemin, assistante sociale de territoire à la MSA, ces ateliers ont permis des échanges d'expérience, mis par la suite en lumière par Claude Fougeirol, un photographe familier du monde agricole et de sa pudeur.

Mettre en lumière ces « femmes de »

D'abord surprises et un peu sur la réserve, Mireille, Anaïs, Virginie, Clémentine, Amandine et les autres se sont rapidement prises au jeu. « Au départ, on nous avait appelées pour parler de la vie à la ferme, se souvient Chantal Mathieu, nucicultrice à Lalbenc et présidente de la caisse locale du Crédit agricole Sud Rhône-Alpes de Vinay. C'était assez vague. Puis on nous a dit qu'il fallait des mots et des photos... Ce n'était ni simple, ni évident. » Les deux animatrices ayant très vite installé un climat de confiance, la parole s'est libérée à mesure que les femmes apprenaient à se connaître et découvraient qu'elles partageaient nombre de difficultés. « Les échanges était très positifs : on a senti la fierté qu'elles avaient d'appartenir à ce monde-là, souligne Valérie Bellemin. Pour nous, il était très important de mettre en lumière ces « femmes de », qui sont souvent peu visibles, s'occupent du travail administratif et jouent un rôle essentiel, mais peu reconnu. » Ce que confirme Clémentine Revol, salariée dans une exploitation en transformation fromagère, qui, chaque jour, doit se glisser dans la peau d'un homme pour faire un métier d'homme : « Personnellement j'ai accepté de participer au groupe de réflexion parce que, bien souvent, on parle des hommes dans l'agriculture, mais pas des femmes. Quand on évoque la pénibilité, par exemple, qu'on en parle sur le plan physique ou financier, c'est toujours d'un point de vue masculin, pas du point de vue féminin. Ce que je trouve dur aussi, c'est qu'on est habillée en homme toute la journée, on doit avoir un caractère d'homme et faire ses preuves plus qu'un homme. Mais à la maison, on est une femme : on est deux personnes différentes. »

Souplesse et prouesse

Pourtant toutes reconnaissent de bons côtés à cette drôle de vie qui connaît peu de cloisons étanches entre famille et travail. Les contraintes du métier, souvent lourdes, le stress lié aux imbroglios administratifs et financiers, sont parfois atténués par le plaisir d'être au contact de la nature, par la conscience de bénéficier d'une certaine forme de souplesse dans l'organisation quotidienne, appréciable quand il s'agit de concilier vie professionnelle et familiale. Même cela implique des concessions. « Je me suis mise à mi-temps pour pouvoir m'occuper de mes trois enfants, ce qui n'est pas forcément très épanouissant sur le plan professionnel, reconnaît Virginie Begot, institutrice par vocation et conjointe d'exploitant à Saint-Hilaire-du-Rozier. Mais j'ai préservé un certain équilibre familial. C'est essentiel pour moi. J'aime que mes enfants partagent cette vie. Nous ne partons pas en vacances, mais nous pouvons retrouver mon mari pour un goûter au champ. » Encore faut-il s'en donner les moyens... Pas toujours simple. « C'est un choix à faire, reconnaît Virginie. Parfois on est en décalage par rapport à la société actuelle, mais c'est compensé par plein d'autres choses : les moments partagés, la complicité, la proximité avec les grands-parents, la transmission de valeurs, du sens de l'effort, des choses essentielles et très simples... » Toutes n'ont pas encore trouvé ce précieux équilibre, mais les ateliers ont au moins eu le mérite de permettre aux participantes de « discuter avec des personnes inconnues, sympathiques, simples », de partager son expérience, ses difficultés parfois, avec d'autres, sans jugement ni complexe. « C'est souvent grâce aux femmes que les choses avancent : elles nous montrent l'exemple », estime Raphaël Gaillard, qui aimerait que ce travail inspire ses collègues. Un travail qui, dores et déjà, a ouvert des pistes pour « mieux gérer certaines situations », voire améliorer la confiance en soi. Et permis à certaines participantes d'avoir deux heures de temps libre rien qu'à elles, une fois par mois. Un luxe.

Marianne Boilève

(1) Projet réalisé grâce à l'appui technique et financier de la MSA, de la chambre d'agriculture, de la Région Rhône-Alpes, du Crédit agricole Sud-Rhône-Alpes et de la maison familiale de Chatte.

 

 

 

Des clichés sans cliché

Le photographe Claude Fougeirol a réalisé les portraits croisés des quinze femmes du groupe. En toute complicité.
« Moi, j'aime pas me voir en photo, comme beaucoup de gens. Mais le photographe, il a été au top. Il est naturel. Il arrive à vous mettre dans l'ambiance : on oublie qu'il est là... » Eleveuse laitière à Saint-Antoine-l'Abbaye, Mireille Rolland-Muquet a accepté de participer au projet "Femmes en agriculture" pour « pouvoir sortir de la maison et avoir des contacts avec l'extérieur ». Quand on lui a parlé de faire des photos, elle a d'abord cru qu'il s'agissait d'une photo de groupe. De toutes les femmes du groupe. Mais non : c'était bien une photo d'elle qu'il fallait faire. Et même deux : l'une évoquant ce qu'elle apprécie le plus dans l'imbrication vie personnelle-vie professionnelle, l'autre ce qui lui est difficile.
Mise en lumière
Maman d'une petite Célia handicapée moteur et cérébrale, Mireille a d'abord hésité : « J'avais peur que la photo fasse pitié, mais la légende explique tout : l'ensemble représente bien ce qu'on veut dire. » C'est toute la finesse du travail mené par Claude Fougeirol. Fin connaisseur du monde agricole, le photographe passe beaucoup de temps à discuter et à comprendre les gens avant de les prendre en photo. Il saisit les bons moments, la joie, mais aussi la gêne, les tiraillemens familiaux, la pénibilité du travail... Dans ce travail de commande, chaque photo a été « mise en scène » avec la complicité de la femme "mise en lumière" : « Je n'impose jamais rien : on compose ensemble, explique le photographe. Je travaille beaucoup sur le second degré. Je me suis régalé : il y a énormément de psychologie dans ce travail. » Quant aux légendes, elles ont été rédigées par les femmes elles-mêmes, de façon à accompagner de leurs mots l'œil du photographe. De fait, la trentaine de clichés constituant l'exposition donne une image à la fois joyeuse et poignante du monde agricole dans toute sa contemporanéité. Une image qui, depuis, a fait causer dans les campagnes iséroires et jusque dans les allées du salon de l'agriculture.
MB