La bio en mal d'intrants politiques

D'un côté, « on sent que les choses avancent ». De l'autre, on trouve que ça ne va pas assez vite. Le 4 décembre, lors de la soirée Terres de débat initiée par la chambre d'agriculture de l'Isère au lycée horticole de la Tour-du-Pin, les points de vue sur le développement de la bio se sont heurtés frontalement. Le thème du débat était pourtant consensuel : il s'agissait de discuter de l'agriculture biologique en tant qu'« opportunité pour les territoires ». Mais la question a rapidement viré politique.
Didier Villard, éleveur laitier et président de TerraVal'd, et Jean-Claude Pardal, président du Smabb (1), ont planté le décor en évoquant les dynamiques engagées de longue date à l'échelle de leur territoire. Des dynamiques qui, rappellent-ils, ont permis d'articuler avec succès démarches agro-environnementales, protection des captages et aménagement du territoire. Christian Bardin, vice-président du Grand parc Miribel-Jonage, en charge des espaces naturels et agricoles, explique pour sa part comment la question de la préservation de la ressource en eau a conduit le parc à mettre en œuvre une politique « volontariste » en faveur du développement de « pratiques cohérentes avec les objectifs de développement durable du site », qui comprend 500 hectares désormais cultivés en bio (sur une surface totale de 2 200 hectares). « Il faut du temps pour convaincre les agriculteurs, souligne l'élu. Dans les années 60, on a mis du temps à les convaincre d'utiliser des phyto. Aujourd'hui, il faut les persuader du contraire. L'idée doit faire son chemin. Ce qui peut aider, c'est qu'il y a de plus en plus d'agriculteurs bio qui ont des rendements et des revenus intéressants. »
Résistance au changement
L'argument est-il suffisant pour susciter des vocations ? En dépit des apparences, et notamment du nombre d'installations en bio ces dernières années (2), la résistance au changement est forte. Souvent plus psychologique que technique, elle est révélatrice des craintes des agriculteurs, en termes de mise en marché. Pierrick Revel, maraîcher bio à Moirans et administrateur de l'Adabio, indique pourtant qu'il n'y a « aucun problème pour les débouchés. Les filières se structurent » et la demande ne fait que croître (3). Francis Surnon, agriculteur bio à Charette depuis 2003 (grandes cultures, viande et poules pondeuses) et administrateur à la coopérative Dauphinoise, confirme : « Sur les 2 500 associés coopérateurs, une centaine sont en AB. 2 000 hectares sont collectés en bio. Or il en faudrait 6 000 pour répondre à la demande. Avant, c'était beaucoup les producteurs qui mettaient en marché et il y avait des problèmes de structuration. Mais l'appel du consommateur a fait basculer la vision. »
Pas chez tout le monde. « Aujourd'hui, les élus veulent du bio et du local dans les cantines, constate Didier Villard. On a vite vu qu'il fallait organiser des filières. Mais ce n'est pas si simple, car les agriculteurs sont liés par des habitudes. Il y a toujours la peur du changement. Ce dont la société est demandeuse, les agriculteurs l'entendent bien. Ce n'est pas facile de sauter le pas. » Les producteurs bio présents dans la salle en conviennent. Ils estiment cependant que, pour amplifier le mouvement, il faut une volonté politique forte et un accompagnement à la hauteur des enjeux. De ce point de vue, les récentes orientations politiques et budgétaires des services de l'Etat et de la Région Auvergne-Rhône-Alpes n'envoient guère de signaux positifs (plafonnement des aides au maintien et à la conversion au printemps, suppression des aides au maintien à l'automne, baisse des subventions aux réseaux associatifs...). « Il y a une demande des consommateurs, des communes, des communautés de communes : il faut que les politiques suivent ! », insiste Pierrick Revel.
Structurer les filières
Pascal Denolly, vice-président de la chambre d'agriculture, va dans son sens. Invoquant les politiques publiques qui, dans les années 60, ont permis à la France de devenir une grande puissance agricole, il appelle à « une même impulsion » en faveur de l'agriculture biologique aujourd'hui. « La bio a été lancée par des pionniers, lance-t-il. Il est temps de structurer des filières longues si l'on veut qu'elle prenne une place importante sur le plan économique. On a besoin d'industriels, de logisticiens, comme en conventionnel. Mais il ne faut pas lâcher les manettes, comme on a laissé faire pour le conventionnel. Il ne faut pas, ici et là, du ponctuel : il faut du réseau, quelque chose qui fasse force ! » Maria Pelletier, PDG du moulin Marion (Ain) et membre de la Commission nationale de l’agriculture biologique (CNAB), ajoute qu'« il faut remettre l'agriculteur au cœur du système. En bio ou en conventionnel, nous avons des marchés à conquérir. Il faut faire en sorte que l'agriculteur reprenne en main cette économie. Et faire attention aux logiques d'intégration : c'est comme cela que les agriculteurs ont perdu leur indépendance. »
Les témoignages de Daniel Boiteux, éleveur coopérateur chez Biolait, et de Vincent Rozé, gérant du Gaec de Sainte-Luce et président de la plateforme Manger bio Isère, montrent que c'est possible. Encore faut-il accompagner les agriculteurs. En Isère, la question de l'accompagnement technique se pose en termes très concrets. Nicolas Ghiotto, animateur à l'Adabio, rappelle que les équipes sont en sous-effectif chronique. « Si l'on cumule nos équivalents temps plein, à la chambre comme à l'Adabio, ça fait cinq ou six personnes. C'est tout ! dénonce l'animateur. Il faut qu'on nous donne plus de moyens. En 30 ans d'existence, l'Adabio a apporté une culture technique reconnue. Mais depuis trois ans, nos effectifs ne font que baisser. Où est la volonté politique de soutenir l'agriculture biologique ? »
Marianne Boilève
(1) Syndicat mixte du bassin de la Bourbre
(2) Depuis 2015, en Isère, le tiers des nouveaux installés font le choix de la bio.
(3) Selon l'Agence Bio, la valeur des achats de produits alimentaires issus de l’agriculture biologique a été estimée à 7,147 milliards d’euros en 2016, contre un peu plus de 3,5 milliards en 2010. Par ailleurs, 71% des produits bio consommés en France proviennent de France.
Les chiffres de la bio
Fin 2016, 32 264 producteurs français étaient engagés en bio, soit une augmentation de 12 % par rapport à fin 2015. Les fermes bio représentent 7,3 % des exploitations françaises et plus de 10,8% de l'emploi agricole. Sur le terrain, la bio a franchi la barre symbolique des 5% de la SAU : 1 538 047 ha étaient engagés selon le mode biologique en 2016, soit une augmentation de 17% par rapport à 2015 (1 054 877 ha certifiés bio en 2016 et 483 170 ha en conversion dont 265 536 ha en première année de conversion). En Isère, 477 producteurs bio ont été recensés en 2016, ce qui représente près de 19 000 hectares (en bio ou en conversion), soit 8% de la SAU départementale.