Les abeilles, bio-marqueurs du territoire

Les abeilles souffrent de leur environnement. Mortalités inexpliquées, épidémies, ruches vidées, comportements aberrants : depuis une vingtaine d'années, le phénomène prend de l'ampleur et fait l'objet de polémiques récurrentes. Les uns dénoncent les pesticides systémiques, les autres la pollution, les prédateurs, les agents infectieux, les bio-agresseurs multiples ou encore l'appauvrissement du milieu naturel. Les chercheurs, eux, disposent d'un corpus de données encore trop pauvre pour identifier clairement les raisons du phénomène. D'où l'intérêt de l'étude conduite entre 2008 et 2011 par l'Observatoire de la qualité environnementale en Isère. « C'est un travail précieux, car nous n'avons que très peu d'analyses sur le sujet », confirme Cyril Vidau, écotoxicologue à l'Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation (Itsap). Mis en œuvre et financé par le conseil général de l'Isère, en collaboration avec l'association pour le développement de l'apiculture rhônalpine (Adara), la chambre d'agriculture et les professionnels (apiculteurs et agriculteurs), cet observatoire s'est lancé dans une démarche originale : utiliser les abeilles butineuses, la cire et le pollen comme « bio-marqueurs » pour évaluer la qualité environnementale iséroise. Une première en France.
Ruchers observatoires
L'équipe qui a mené l'étude ne s'est pas contenté de suivre les colonies et de comptabiliser le nombre d'abeilles mortes au fil des saisons. Des prélèvements réguliers ont été effectués sur les produits apicoles entre avril et septembre, à l'exception du miel, afin de rechercher la présence de polluants et de caractériser les différents types de pollen récoltés par les abeilles. Des prélèvements complémentaires ont également été réalisés en cas de suspicion d'intoxication. Les laboratoires ont ensuite analysé ces « matrices » (cire, pollen et abeilles butineuses), recherchant métaux lourds (plomb, chrome, cadmium...), hydrocarbures aromatiques polycycliques (1) et résidus de pesticides. Parallèlement, une cartographie des paysages a été réalisée par SIG (système d'information géographique) dans un rayon de 1,5 km autour des quatre ruchers observatoires, afin de déterminer l'occupation des sols et l'assolement agricole autour de chaque rucher. Enfin, des enquêtes ont été menées auprès des agriculteurs, des communes et des golfs pour recenser de façon précise les produits phytosanitaires utilisés à proximité des ruchers (nature, doses et dates d'utilisation).
Dramatiquement "normal"
L'intérêt de cette minutieuse étude n'est pas qu'elle confirme ce dont on pouvait se douter : les ruches installées en zone périurbaine où se pratiquent l'arboriculture et les grandes cultures sont en moins bonne santé que celles situées en moyenne montagne... Ce qui frappe, c'est la richesse et la complexité des informations recueillies. Premier enseignement : tout est dramatiquement « normal ». Les analyses de métaux lourds, « systématiquement retrouvés certaines années, témoignent d'une contamination par des activités humaines : circulation automobile, incinération, usage d'engrais ou de produits phytosanitaire », indique la synthèse technique de l'étude. Les abeilles ? et donc l'environnement ? subissent de plein fouet nos comportements. Exemple : la régression de la présence du plomb entre 2008 et 2011 « pourrait traduire l'interdiction du ptétra-éthyle dans les essences en 1996 », supposent les rédacteurs de la synthèse. En revanche « les teneurs en cadmium pour 2011 sont élevées par rapport aux valeurs habituelles. Elles suggèrent une imprégnation industrielle moderne ».
Pour ce qui est des produits phytosanitaires, là encore, rien d'anormal : « Toutes les molécules retrouvées sont homologuées et même conseillées auprès des agriculteurs », précise Flore Savary de l'Adara. Aucun herbicide n'a été retrouvé dans les analyses. En revanche, les fongicides ont été les molécules le plus souvent détectées. « La collecte de liquide de guttation (rosée) par les abeilles sur les cultures de céréales d'hiver (blé, orge, voire colza) associée à une logique de traitements fongicides appliqués traditionnellement sur les parties aériennes de ces cultures peuvent expliquer cette forte présence », avancent les enquêteurs. Par ailleurs, certains insecticides, parmi les plus dangereux, comme le chlorpyriphosméthyl, le flusilazole ou le diméthoate ont été retrouvés dans des cires. Mais aucune utilisation abusive de produits phytosanitaires n'a été mise en évidence.
Contamination
Globalement, on pourrait se réjouir de ce que, au cours des quatre années de suivi, des matières actives n'aient été retrouvées que dans 7 % des 174 échantillons analysés, toutes matrices confondues. Ce serait aller un peu vite en besogne. En effet, les contaminations varient énormément d'un rucher à l'autre. A Miribel-les-Echelles et à Seyssins, aucune molécule phytosanitaire n'a été retrouvée. Mais Cyril Vidau, écotoxicologue à l'Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation (Itsap), qui a examiné les résultats à la loupe, prévient : « Certains produits n'ont pas été détectés. La méthode utilisée n'a pas permis de les déceler. Mais cela ne signifie pas que le polluant n'existe pas. » Cela étant, les deux ruchers ont fonctionné normalement (mis à part deux « événements » faisant penser à des troubles à Seyssins en 2008 et 2011).
En revanche, à Saint-Siméon-de-Bressieux (zone de polyculture et d'élevage) et Salaise-sur-Sanne (zone périurbaine avec arboriculture et grandes cultures), la situation est plus complexe. A Saint-Siméon-de-Bressieux, l'apiculteur en charge du rucher a constaté des troubles réguliers, notamment des épisodes de mortalité devant les ruches en mai 2009 et fin juin 2010. Mais « dans trois cas sur quatre, aucune molécule phytosanitaire susceptible d'être associée à ces troubles n'a été identifiée », précisent les auteurs de la synthèse. Quant aux récoltes, jugées moyennes par l'apiculteur, elles sont « attribuées à un manque de dynamisme sur ce rucher à partir du mois de mai ». Pour le rucher de Salaise-sur-Sanne, son état au cours de l'étude « s'est avéré très préoccupant » (manque de dynamisme, récoltes quasi nulles, mortalités larvaires...). Sur ce rucher, 21 % des échantillons attestent de la présence de produits phytosanitaires (essentiellement des fongicides), auxquels il faut ajouter « une pollution industrielle et automobile marquée », précise la note de synthèse. On constate ainsi une présence massive de soufre (1 000 à 2 000 ppm de soufre micronisé) et d'oxychlorure de cuivre (environ 10 ppm (2) à 20 ppm sur abeilles et pollens), contaminations qui affectent tant les abeilles que le pollen. Ces molécules correspondent cependant à des « préconisations classiques sur les vergers ».
Pour l'Observatoire, « il reste difficile de corréler les résultats analytiques avec les dysfonctionnements parfois observés sur les ruchers ». Dans ses conclusions, il estime cependant que « les troubles décrits par les apiculteurs sur leurs colonies interrogent sur la pertinence des procédures d'homologation pour juger de la nocivité des matières actives sur les abeilles ». En effet, pour l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), l'homologation d'une substance active est fonction de l'évaluation des risques : « Si le quotient de risque est inférieur à la DL 50 (3), le risque est acceptable », explique Christine Vergnet, de l'Anses. Mais un tel mode de calcul fait bondir les apiculteurs : « Quelle filière d'élevage tolèrerait une DL50 ? », s'étrangle Dominique Cambie, apiculteur à Bernin. De fait, entre les substances homologuées et les analyses de l'Observatoire de la qualité environnementale, les abeilles ont encore du souci à se faire. « Ce travail a permis de lever le déni des agriculteurs et de certains élus, reconnaît Nicolas Guintini, apiculteur et représentant de l'Adara. C'est à la fois une victoire et un regret. Car nous n'avons pas les moyens analytiques de montrer l'entrée des molécules les plus dangereuses. Avec l'Observatoire, nous avons avancé, mais le changement de pratique n'est pas là. » Et les apiculteurs d'interpeler le conseil général et la chambre d'agriculture pour que les résultats de l'Observatoire soient transmis aux agriculteurs et à l'ensemble de la population iséroise. Car maintenant que l'on « sait », il reste à faire évoluer réellement les pratiques afin que les butineuses d'aujourd'hui assurent la postérité des pollinisatrices de demain.
Marianne Boilève
(1) HAP : polluants toxiques dus à certaines activités humaines (combustion automobile, domestique, industrielle et énergétiques.
(2) Partie par million (1ppm = 1 milligramme par kilo).
(3) DL 50 : dose létale médiane, soit 50% de mortalité.
Pour consulter la synthèse de l'étude