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Apiculture

Massacre chez les butineuses

Nicolas Guintini, apiculteur à Semons, a perdu une soixantaine de ruches sur les hauteurs de Gillonnay. Des analyses sont en cours, mais, vus les premiers élément de l'enquête, il y a une "forte suspicion d'intoxication".
Massacre chez les butineuses

D'un côté, des châtaigniers, de l'autre un champ de maïs. Au milieu, une soixantaine de ruches et des abeilles... ou ce qu'il en reste. Chaque année depuis quinze ans, Nicolas Guintini, apiculteur professionnel à Semons, installe ses colonies à Montgontier, un petit coin tranquille au-dessus de Gillonnay. Il passe régulièrement inspecter son rucher. En ce début d'été, la miellée s'annonçait bien. Début juin, les hausses « moussaient » d'abeilles, la production semblait en bonne voie. Mais d'un coup, tout a basculé. Le 23 juin, lorsque l'apiculteur vient récolter le pollen de ses ruches, des centaines de cadavres jonchent l'entrée des ruches. Tout autour, les butineuses ont un comportement aberrant. Tremblantes, visiblement déboussolées, les abeilles entrent, sortent, dans la plus grande confusion. Les jeunes elles-mêmes sont atteintes : elles s'activent puis, progressivement, se mettent à trembler, et meurent devant les ruches. « C'est Parkinson ! C'est le système nerveux central qui est touché : les abeilles ne sont plus capables de coordonner leurs mouvements, de s'orienter ni d'aller butiner. »

Evacuer les cadavres

Depuis, à l'intérieur des ruches, les hausses n'enregistrent plus aucune activité. « La production de miel a cessé dans le secteur, alors qu'on est en pleine floraison », observe le professionnel. Dans le corps des ruches, là où se trouvent les nids à couvains, les reines ont cessé de pondre et meurent les unes après les autres. Les abeilles ne couvrent plus les cadres de couvain. Plus rien ne se passe. Effondré, l'apiculteur ne peut qu'évacuer les cadavres et débrancher les trappes à pollen : les abeilles ne sont même plus capables de rentrer.
Selon Nicolas Guintini, l'explication est simple. Trop simple : « Il y a eu une grosse intoxication un peu avant le 20 juin. Ça s'est sans doute fait sur plusieurs jours, parce que c'est monté en puissance. » Dès qu'il s'est rendu compte du phénomène, l'apiculteur a fait faire des prélèvements par l'Adara et recensé les colonies symptomatiques. Trois jours plus tard, l'ensemble du rucher était atteint. « On avait doublé les hausses parce que la miellée était bien partie, et en quelques jours ça s'est effondré, alors qu'on n'avait jamais eu des conditions aussi idéales sur le châtaignier depuis des années. »

Une soixantaine de ruches sont touchées, ce qui représente une perte sèche de 15 à 20 000 euros. Dans les cadres à couvain, les reines ont cessé de pondre et meurent les unes après les autres.
Alertée, la DDPP est venue faire des prélèvements d'abeilles et de pollen le 29 juin. Les analyses sont en cours. Pour Laurent Vidal, technicien vétérinaire en charge de la filière apicole, « visuellement, c'est évident qu'il y a un problème. M. Guintini connaît très bien son métier : ce n'est pas un problème sanitaire. En revanche il y a une forte suspicion d'intoxication ». Mais, prudent, le représentant de l'Etat, ajoute : « On ne peut rien affirmer tant que l'on n'a pas les résultats. »
Pour Nicolas Guintini, le diagnostic ne fait aucune doute : son rucher était en parfaite santé, prêt à transhumer sur les lavandes. Sa conviction est d'autant plus forte qu'en avril 2014, sur le même site, un phénomène identique s'était produit. Un échantillon de pollen de trappe avait été prélevé et envoyé au laboratoire Fytolab à Bellegarde, qui avait conclu à la présence de fongicides (Boscalide, Carbendazime et Prothioconazole) et de deux insecticides, le Chlorpyriphos-éthyle et le Disulfoton, l'usage de cet acaricide organophosphoré n'étant plus autorisé en France depuis 2008... Depuis mai 2012, c'est le dixième constat officiel concernant des « troubles et mortalités de colonies d'abeilles » dans le pays de Bièvre-Liers. En trois ans, près de 400 ruches ont été victimes de troubles graves, caractérisés par une importante mortalité d'abeilles, des dépopulations et des comportements anormaux de la part des butineuses (agressivité, tremblements...).

Analyses toxicologiques

La Bièvre n'est pas la seule touchée par le phénomène. Depuis janvier 2015, l'Adara a déjà recensé 19 déclarations de troubles et/ou mortalité en Rhône-Alpes et PACA. « La plupart des déclarations se concentrent durant les mois d'avril, mai et juin dans les département de la Drôme et de l'Isère », précise l'Adara. Au moment des faits, les ruchers touchés se trouvaient dans des environnements composés par des cultures fruitières et des grandes cultures (céréales à paille, oléagineux, maïs), parfois non loin de bâtiments d'élevage. Dans 90% des cas, un technicien de l'Adara est venu établir un constat, souvent en présence d'un agent de la DDPP. Des prélèvements de matrices apicoles (abeilles, pain d'abeille, pollen, couvain...) ont également été effectués, et les échantillons envoyés pour analyses toxicologiques et pathologiques dans un laboratoire spécialisé. L'an dernier, sur les 31 analyses réalisées par l'Adara, 70% contenaient au moins un toxique et plus de la moitié un néonicotinoïde.
L'intoxication de ses 60 ruches va représenter une perte sèche de 15 à 20 000 pour Nicolas Guintini. « A la limite, ce n'est même pas ça, mon problème. C'est juste une perte économique. Mon problème, c'est qu'on soigne ces abeilles depuis l'automne dernier pour passer l'hiver, pour que ce soit de bonnes abeilles. On les suit de près, on fait de la sélection génétique : tous les éleveurs peuvent comprendre ça. C'est tout ça qui est par terre. » Et l'apiculteur, sans jeter la pierre à ses collègues agriculteurs, de leur demander de revoir leurs pratiques : « On peut discuter avec les agriculteurs : ils sont accueillants et ont souvent besoin de nos ruches suivant les productions qu'ils ont. Bien sûr, il y en a qui vont se foutre de nous, d'autres qui vont rester dans le déni. Mais il y en a aussi qui vont comprendre les résultats que nous avons et sont prêts à changer. Ils peuvent utiliser des solutions alternatives, comme des confuseurs sexuels plutôt que certaines matières actives pour traiter le carpocapse par exemple. » Encore faut-il qu'ils se sentent accompagnés. Car en matière de produits phyto, la chaîne des responsabilités ne s'arrête pas à eux : entre les prescripteurs, les industriels et l'Etat qui utilise des méthodes d'évaluation des neurotoxiques non conformes à la réglementation (1), les abeilles ont encore du souci à se faire…

Marianne Boilève

 

(1) Le tribunal administratif de Versailles a annulé le 30 juin l'autorisation des insecticides Cruiser 350 et Cruiser OSR, aujourd'hui visés par le moratoire européen sur les néonicotinoïdes (source Agra).