Philippe Mauguin (Inra) : « La recherche doit proposer des solutions durables aux agriculteurs »

Vers quelle agriculture, pourrait-on dire, l'Inra et ses chercheurs nous emmènent-ils ?
La réponse à cette question se situe dans nos orientations stratégiques pour 2025. C'est une évolution, pas une révolution. Il s'agit de faire le lien entre l'alimentation et le système agricole dans une approche mondiale globalisée, sachant qu'il faudra bientôt nourrir 9 milliards d'êtres humains dans un contexte de tension exacerbées sur les ressources naturelles et la volatilité des cours.
Il s'agit donc d'une continuité des travaux engagés par l'Inra ?
Il s'agit surtout d'une amplification des efforts de recherche et d'innovation sur la multiperformance de l'agriculture. Aujourd'hui, le contexte du changement climatique pèse sur l'agriculture et pèsera encore plus à l'avenir. Un exemple : sur les 20-30 dernières années, les rendements de blé ont stagné, pour une part pour des raisons climatiques. On doit le prendre en compte et trouver notamment comment faire évoluer notre sélection variétale sur nos principales cultures pour retrouver une augmentation des rendements.
La problématique du climat est liée à celle de l'agroécologie. Dans les années 2010-2016, les chercheurs de l'INRA ont exploré et défini les bases scientifiques de l'agroécologie. Nous avons acquis toute une série de connaissances, et allons continuer à pousser la recherche dans ce domaine. Notamment pour le biocontrôle et pour le développement de modes de production alternatifs, mobilisant davantage la biodiversité fonctionnelle dans les territoires et les parcelles et les régulations biologiques, grâce aux mélanges, aux cultures intermédiaires, etc. Mais dans le même temps, nous devons proposer des systèmes intégrés aux agriculteurs, c'est-à-dire partager et rendre cohérentes ces références entre elles pour ceux qui vont les utiliser. En somme, la recherche doit proposer des solutions durables aux agriculteurs.
Justement, que peut faire la communauté des chercheurs pour le monde agricole en proie à une crise qui dure depuis des années ?
Le contexte des crises agricoles est complexe. Il n'en demeure pas moins nécessaire pour la recherche d'apporter des solutions. J'insiste auprès des agents de l'Inra sur la grande variabilité des revenus que subissent les agriculteurs depuis dix ans en France, dans toutes les filières. C'est une réalité qui doit davantage encore inspirer nos travaux.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
On possède à la fois la capacité de modéliser, d'expérimenter et d'avoir une approche globale pour chacun des systèmes de production afin de les partager avec les acteurs. Cela doit nous permettre d'identifier à la fois les leviers de développement mais aussi les freins imposés à ces systèmes ; cela va jusqu'à la prise de risque pour les agriculteurs, l'assurance sur les pertes de revenus ou leur variabilité. Nous sommes d'autre part des partenaires des agriculteurs comme des entreprises agricoles et agroalimentaires, et nous travaillons dans une perspective mondiale et dans un contexte fortement concurrentiel.
L'Inra pourrait travailler sur des leviers comme l'assurance ?
On doit bien sûr travailler aussi sur ces questions. Ce n'est pas suffisamment mis en avant, mais on a des chercheurs en sciences économiques et sociales qui travaillent sur ces sujets. Un des enjeux passionnants pour les prochaines années est de mobiliser des connaissances pluridisciplinaires (pédologie, agronomie, microéconomie, sociologie, etc.), toutes de très bon niveau. Chacun a son rythme et son calendrier de recherche, mais chacun constitue un élément de la réponse globale. Il y a à l'Inra une avancée importante de la recherche presque tous les jours : c'est une réalité et un potentiel impressionnants. Il ne peut pas y avoir de déconnexion entre ces avancées et les acteurs économiques et professionnels. L'objectif est bien d'aider nos agriculteurs et les filières à réussir cette transition agroécologique pour rester performants au niveau économique et sur les plans environnemental et social dans les vingt ans à venir.
Dans ces domaines, vous travaillez beaucoup avec Irstea. Le rapprochement est-il toujours en vue entre les deux instituts ?
Si on a des compétences qui montent en matière de mathématiques, d'informatique et de sciences numériques, Irstea a davantage de savoir-faire dans les capteurs, l'interface entre les machines et les données. En ce qui concerne le rapprochement, nous allons avec le président de l'IRSTEA mettre en place des groupes de travail sur l'eau, l'agriculture numérique, la forêt, pour renforcer nos coopérations scientifiques. Nous mettons en place ensemble une opération structurante majeure au travers de l'Institut de Convergence DigitAg sur le numérique.
Va-t-on, malgré les réticences des écologistes, renforcer les nouvelles techniques de recherche type gene editing ?
Il faut être clair sur ce point. L'Inra, en tant qu'organisme de recherche publique, doit être présent sur ces domaines : nous devons viser l'excellence. Nos chercheurs doivent pouvoir travailler sur la génomique, le phénotypage, la technique Crispr-cas 9 et la génétique de précision en général.... Il faut qu'on reste au top de la compétence internationale pour deux raisons. D'abord, ces outils permettent d'accélérer la compréhension du vivant. Ensuite, c'est un pré-requis pour notre mission d'expertise et d'éclairage de la décision publique. À l'inverse, on pourrait légitimement nous reprocher dans les dix ans à venir de nous être désengagés lorsque certaines productions devront ou non être homologuées. L'analyse objective des bénéfices et des risques pour les consommateurs demande des moyens et des connaissances spécifiques.
L'élevage, structurellement, souffre plus que d'autres. L'Inra doit-il faire un effort supplémentaire de recherche ?
Clairement, oui ! Nous allons lancer un grand chantier de prospective scientifique pluridisciplinaire avec l'ensemble des communautés de chercheurs. On le fera en interne, puis on associera peut-être des compétences extérieures. J'ai donné aux équipes comme objectif de finaliser un plan d'actions pour l'été prochain. Nous aurons alors une vision assez claire de la manière dont vont évoluer nos recherches pour l'élevage. S'il faut prévoir des moyens supplémentaires comme le lancement d'un métaprogramme dédié â€" nous en comptons déjà huit â€", c'est à ce moment-là que nous pourrons le décider.
D'autres secteurs se portent mieux. L'agriculture bio est en plein développement...
J'ai reçu la Fédération nationale d'agriculture biologique il y a une quinzaine de jours pour revenir sur ce que nous faisons en agriculture bio et nous travaillons beaucoup avec l'Institut technique de l'agriculture biologique. Il y a deux ans, les agriculteurs bio avaient le sentiment que l'Inra était soit critique soit distant. On a rediscuté. On a bien resserré les liens.
Que pensez-vous de l'agriculture urbaine et verticale ?
Je ne suis pas contre mais il ne faut pas en surestimer les retombées. Il y a derrière ces projets de vraies questions (artificialisation des sols, augmentation de la population urbaine, etc.). L'agriculture urbaine, si elle a la vertu de reconstruire le lien entre les consommateurs urbains et les processus qui conduisent à la production d'aliments, ne pourra pas nourrir les villes. Les systèmes agricoles et alimentaires devront par contre s'adapter au développement des villes. Nos chercheurs travaillent sur ces évolutions.
Propos recueillis par Hervé Plagnol et Clio Randimbivololona
Les cépages résistants au mildiou à l'oïdium, bientôt en phase de « prédiffusion »
Les professionnels attendent impatiemment des cépages résistants au mildiou et à l'oïdium, cépages qui sont annoncés depuis plusieurs années par l'Inra. « Le sujet illustre concrètement nos recherches, affirme Philippe Mauguin. L'Inra a identifié et utilisé un gène majeur de résistance au mildiou et à l'oïdium, ainsi que de nombreux autres gènes dits mineurs. Des cépages ont été mis au point, par des voies traditionnelles. La prudence prime car les chercheurs mettent en évidence, en cas de diffusion rapide et large, un risque de contournement des résistances par le mildiou et l'oïdium. Donc, on veut diffuser ces cépages résistants, de façon progressive, réfléchie et partagée, et en privilégiant les résistances polygéniques étayant les gènes majeurs avec d'autres. On initie des partenariats avec des professionnels pour tester sur des superficies un petit peu plus importantes, en Languedoc-Roussillon et en Cognac au travers d'un observatoire national. On est en train de caler les protocoles, ça va démarrer dans les prochaines semaines. C'est un changement d'échelle et un enjeu pour la multiperformance viticole. On pourrait baisser de 70 à 80 % les traitements de phytos en viticulture. »
Crédit : © INRA / Nicolas Bertrand
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