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Innovation

Produire plus avec moins, c'est possible?

Née des réflexions issues du Grenelle de l'environnement, l'agriculture "écologiquement intensive" est une pratique culturale qui vise à "produire plus avec moins". Un défi que relèvent depuis six ans les agriculteurs de la coopérative Terrena (ouest de la France), comme l'expliquera l'un de ses administrateurs, lors de la journée de territoire organisée vendredi 14 novembre à Gillonay.
Produire plus avec moins, c'est possible?

Comment nourrir neuf milliards d'humains en 2050 sans mettre à mal l'écosystème global de la planète ? Sur les cinq continents, décisionnaires et acteurs internationaux s'accordent à dire qu'il est urgent d'« instaurer des systèmes de production agricole durables et intelligents », de façon à réduire les impacts négatifs de l'agriculture sur l'eau, les sols, l'atmosphère, la biodiversité et la santé humaine. Il faut donc « produire davantage avec moins », préconise l'organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Mais comment faire lorsque les systèmes agricoles productivistes élaborés après-guerre doivent leurs performances à la mécanisation, la monoculture, l'irrigation ainsi qu'au recours aux engrais chimiques, aux produits phytosanitaires et à la sélection variétale, autant de pratiques largement répandues dans les pays industrialisés qui, pour certaines en tout cas, trouvent aujourd'hui leurs limites, notamment en termes de préservation des ressources naturelles, de productivité (1)... et de santé des agriculteurs ?

Révolution doublement verte

Depuis une quinzaine d'années, ça phosphore sec dans les laboratoires de recherche et les cabinets ministériels. On cherche à concilier l'inconciliable. Equation impossible ? Pas sûr. Çà et là émergent des initiatives qui, sous différentes appellations (mimic concept, agriculture durable, agro-écologie, evergreen revolution...), militent toutes en faveur d'une utilisation amplifiées des mécanismes naturels tout en s'appuyant sur les progrès de la recherche en agronomie. Notre pays n'est pas en reste avec son « projet agro-écologique pour la France », que Stéphane Le Foll décrit comme le fait d'« optimiser les ressources et mécanismes naturels grâce à l'agronomie pour rendre les exploitations agricoles plus compétitives et durables, car moins consommatrices ».

Dans les campagnes, l'idée suit son petit bonhomme de chemin, bon gré mal gré. Si l'agriculture biologique a fait son apparition en France dans les années 50 (dans les années 20 en Allemagne, en Autriche ou en Angleterre...), elle représente aujourd'hui moins de 4% de la SAU en France, soit un peu plus de 25 000 exploitations en 2013 (contre 11 000 dix ans plus tôt). Elle est donc loin de couvrir les besoins. Le secteur conventionnel est-il prêt à évoluer ? Sans doute, mais les changements de pratique sont souvent lents à se mettre en place, quand ils ne sont pas contraints par l'évolution de la réglementation. L'émergence du concept d'« agriculture raisonnée », au tournant des années 2000, préfigure certaines évolutions, bien timides au regard de la demande sociétale.

Les agriculteurs français seraient-ils incapables de produire plus tout en réduisant leur impact sur l'environnement ? De nombreuses expérimentations à travers le territoire prouvent le contraire. En Isère, les programmes « Terres d'innovation », portés par la chambre d'agriculture, sont appréciés et très suivis. De semblables initiatives se déroulent ailleurs. Dans l'Ouest du pays, où les problèmes environnementaux se posent sans doute avec plus d'acuité, un collectif d'exploitants est allé plus loin encore en inventant l'« agriculture écologiquement intensive » (AEI).

Derrière ce bel oxymore se déploie une démarche, née lors du Grenelle de l'environnement, qui milite pour « le passage à une agriculture fondée sur les raisonnements scientifiques écologiques ». Le défi qu'entendent relever ses promoteurs est de réconcilier production agricole abondante et viable avec protection de l'environnement, le tout sur fond de « nouveau contrat social entre les agriculteurs et la société, particulièrement pour que les jeunes agriculteurs participent à un mouvement de conciliation entre les fonctions productives et la production de services écologiques ». En clair : produire plus, avec des rendements plus élevés, en réduisant les intrants et les pesticides, en gérant au mieux la ressource en eau et « en limitant fortement les atteintes à l'environnement ».

Comment ça marche ?

Pour Michel Griffon, père du concept et auteur d'un ouvrage sur le sujet, il s'agit d'« inventer une agriculture qui soit "intensive en écologie", c'est-à-dire utilisant préférentiellement et intentionnellement les fonctionnalités naturelles qui caractérisent fondamentalement les écosystèmes ». De fait, si l'AEI renoue avec bon nombre de fondamentaux faisant appel aux fonctionnalités des écosystèmes agricoles (rotation des cultures, utilisation des légumineuses pour récupérer l'azote de l'air et ses qualités fertilisantes pour les plantes, association de cultures, utilisation des relations proies-prédateurs pour contrôler les pullulations de ravageurs...), elle rassemble aussi une multitude de pratiques éprouvées (techniques culturales simplifiées et non-labour, semis-direct, production intégrée, agriculture de précision...). Tout en fondant ses espoirs sur la recherche en agronomie, l'AEI prône un panel de « techniques nouvelles » (gestion des cycles et des bilans en énergie, en eau et en nutriments pour limiter les coûts, les pertes et la vulnérabilité, utilisation de la biodiversité comme source de résistance des systèmes productifs aux fluctuations de l'environnement...), dont elle attend qu'elles permettent de « produire mieux et plus avec moins ». Prudents, ses promoteurs prennent soin de préciser que l'AEI « ne refuse pas les techniques conventionnelles, mais pour une utilisation subsidiaires et en cas de nécessité ».

Pionnière en la matière, la coopérative Terrena, vénérable dame née à la fin du XIXe siècle, s'est lancée dès le départ dans l'aventure. Engagée dans le travail de réflexion sur l'agriculture écologique intensive dès 2008, elle a très vite dédié une équipe de six ingénieurs en charge de développer des solutions labellisées "Nouvelle Agriculture" (NA). Aujourd'hui, une centaine de personnes travaillent à mettre au point des solutions techniques dans huit domaines de recherche. Ces solutions sont ensuite testées grandeur nature par des adhérents coopérateurs ayant accepté de jouer le rôle de « sentinelles de la terre ». L'un d'entre eux, producteur de maïs et de semences potagères à Blou (Maine-et-Loire), expérimente depuis trois ans sur ses parcelles des sondes capacitives qui lui permettent de connaître, en temps réel (grâce à internet) la tension hydrique aux racines des maïs. Objectif : économiser 30% d'eau, voire plus, en conservant un rendement identique, ou supérieur. Un autre, éleveur de volaille au May-sur-Evre, teste depuis deux ans un plancher béton chauffant. Facilement lavable, la surface nécessite moins de produit désinfectant. Résultat : les volailles affichent un poids meilleur et les poussins sont bien au chaud. Question de bien-être animal...

Marianne Boilève

(1) Pour ce qui est des engrais par exemple, des études conduites par l'Inra ont montré qu'il existait une dose optimale pour chaque substance et chaque culture. Au-delà de l'optimum, l'engrais perd sa vocation fertilisante et peut même devenir toxique. Sans compter le circuit des substances non absorbées par les plantes, qui restent dans le sol, puis sont lessivées par les eaux de ruissellement avant de se retrouver dans les nappes phréatiques.

 

 

 

Rencontre

Transformer les contraintes en atouts concurrentiels

Eleveur dans le sud de la Loire atlantique (44) et membre du conseil d'administration de la coopérative Terrena, Gérard Guilbaud pratique l'« agriculture écologiquement intensive » (AEI) depuis plusieurs années. Explications.
Gérard Guilbaud
A l'heure où les positions se radicalisent, comme en témoigne l'affaire du barrage de Sivens, le concept même d'« agriculture écologiquement intensive » n'est-il pas un peu provocateur, ou tout au moins paradoxal ?
Quand nous avons mis au point ce concept, en 2008, nous sommes partis d'un constat simple : la population augmente, il va donc falloir produire plus, mais différemment, en remettant l'agriculteur et l'innovation au cœur du dispositif. Nous nous sommes également dit qu'il fallait arrêter de manifester contre les contraintes environnementales et faire de ces contraintes des atouts concurrentiels. Les Français adorent leurs agriculteurs, mais pas leur agriculture. A nous d'aller du champ à l'assiette, de la fourche à la fourchette, en développant une marque identifiable par les consommateurs qui soit synonyme de qualité, de goût, de sécurité alimentaire et de protection de l'environnement. Cette marque, que l'on a appelée « Nouvelle Agriculture », regroupe des produits issus de l'« agriculture écologiquement intensive » qui représente pour nous un véritable socle technologique.
Qu'entendez-vous par « socle technologique » ?
Chez Terrena, nous avons une cellule Recherche et développement qui étudie, pour chaque question soulevée, une solution technologique innovante, économiquement efficace et bénéfique du point de vue environnemental. Pour les éleveurs laitiers par exemple, nous avons développé la solution Profilia, qui permet, pour un coût abordable, de disposer de techniques d'analyse infrarouge des acides gras du lait. Grâce à ce dispositif, l'éleveur peut définir un itinéraire d'élevage précis qui ajuste les rations alimentaires. L'efficacité alimentaire s'en trouve améliorée, ainsi que l'état sanitaire du troupeau. Nous avons même constaté même une baisse des rejets de méthane.
A quels critères doit satisfaire une pratique pour être estampillée « Nouvelle Agriculture » ?
Il faut qu'il y ait un bénéfice pour l'agriculteur et pour le consommateur. Si ces deux éléments ne sont pas réunis, le produit ne peut pas être vendu sous la marque « Nouvelle Agriculture » .
En quoi l'AEI se distingue-t-elle de l'agro-écologie prônée par le ministre de l'Agriculture ?
Je pense que c'est très proche. Nous avons dégainé les premier et voulons conserver notre avance, mais souhaitons ouvrir la Nouvelle Agriculture à de nombreux agriculteurs. Car la bataille, nous ne la gagnerons pas tout seuls. Si je viens chez vous, c'est en toute humilité, pour montrer que le changement est possible. J'ai 56 ans, je suis un pur produit de l'agriculture intensive. Mais je suis aussi la preuve vivante qu'on peut se placer dans une autre position. A la coopérative, l'adhésion à l'AEI a changé notre vision des choses. Ça nous a ouvert des perspectives : de distributeurs de produits, nous sommes passés distributeurs de solutions alternatives.
Concrètement, sur votre exploitation, comment pratiquez vous l'AEI ?
Par un ensemble de petites solutions. J'utilise par exemple des outils d'aide à la décision, comme l'imagerie satellite Farmstar ou Fongipro, un outil de pilotage en céréales d'hiver. Pour le colza, je sème un mélange composé à 90% d'une variété tardive, et à 10% de variété précoce plutôt que de traiter contre les méligèthes. Du coup, quand la variété précoce fleurit, les insectes se posent dessus, se reproduisent et accélèrent leur cycle, ce qui les détourne de la variété tardive. Cette technique, inspirée de la lutte intégrée, limite fortement l'avortement des boutons floraux et donc les pertes de rendements. C'est ma manière de prende part à la démarche : il faut que les chercheurs cherchent et que les agriculteurs participent. C'est comme cela que nous convaincrons le plus grand nombre.
Propos recueillis par MB
 
Conférence de Gérard Guilbaud sur l'AEI et retour d'expérience sur l'installation d'une unité de méthanisation : vendredi 14 novembre à 11H30, salle Saint-Maurice à Gillonay.