Une légumerie, fruit de la volonté politique

Odeur âcre, façades carbonisées, baies vitrées explosées. Du bâtiment flambant neuf de la Légumerie de Moirans ne reste que le spectacle désolant d'un bâtiment calciné. Fixée à la grille d'entrée, une affichette indique : « Danger. Interdiction d'entrer. Risque d'effondrement. » Visitée en grande pompe par une vingtaine d'élus une semaine plus tôt, la toute nouvelle « unité de production de légumes frais prêts à l'emploi » est partie en fumée. Selon les premiers éléments de l'enquête, l'incendie, qui s'est déclaré dans la soirée du 10 mars, aurait pris sous un auvent abritant des palettes situées à l'extérieur du bâtiment. A l'heure où nous bouclons, les experts du laboratoire de police scientifique de l'INPS d'Ecully (1) n'ont pas rendu leur rapport. Une source proche du dossier indique cependant, mais « sous toute réserve », que l'on s'orienterait vers une piste accidentelle.
Du côté d'ABepluche, l'entreprise qui porte le projet depuis trois ans, c'est la « stupéfaction ». Le premier choc passé, l'équipe, composée de quatre personnes contraintes depuis au chômage technique, annonce qu'elle « reste soudée devant ce désastre ». Quant aux élus qui ont accompagnés le projet, tous leur apportent leur appui. La commision permanente du conseil général a validé la semaine dernière un « soutien à la reconstruction ». Jean-Paul Bret, président du Pays voironnais, et Christophe Ferrari, président de l'Agglo, ont de leur côté publié un communiqué pour faire part de leur « détermination pour qu'ABepluche puisse poursuivre son activité au service de [leur] objectif commun de développement d'une filière alimentaire locale, depuis l'agriculture de nos territoires à l'assiette des enfants dans les cantines scolaires ». Un propos qui confirme, si besoin était, la portée politique de ce projet de légumerie, une « Arlésienne » dont on entendait parler depuis une dizaine d'années.
Produits locaux à la cantine
Donner à une carotte une portée politique, il fallait le faire... Lancée en 2012 par deux agriculteurs lassés de voir les marchés publics leur échapper, la société ABepluche s'était installée mi- décembre dans la zone de Centr'Alp1, grâce au soutien appuyé du Pays Voironnais et Grenoble Alpes Métropole (GAM). Son projet : mettre le marché de la restauration collective à la portée des maraîchers isérois. Une « utopie » qui pourrait devenir réalité si les élus du département jouent le jeu, comme l'a rappelé Vincent Rozé, l'un des deux agriculteurs à l'origine du projet, lors de la visite de fin de chantier organisée à la demande de Christian Nucci... une semaine avant l'incendie : « Sans vous, nous n'arriverons pas à faire fonctionner cette légumerie. Pour un maigre surcoût de 0,4%, faites en sorte d'introduire des produits locaux dans les menus de vos restaurants collectifs. Si vous manifestez votre intérêt, la profession agricole pourra se spécifier et les prix deviendront plus abordables pour vos communes ».
Si une « solution transitoire de réinstallation » est trouvée, le projet pourra redémarrer rapidement. Il y a urgence : la légumerie de Moirans doit atteindre un volume d'activité annuel de 530 tonnes de légumes bruts (1,7 tonnes par jour) pour atteindre son seuil de rentabilité. Un tel volume représente environ 25 000 repas quotidiens. Depuis l'ouverture d'ABepluche, une trentaine de clients ont passé commande, mais une douzaine seulement y font des achats « réguliers », comme les cuisines centralisées du conseil général. Insuffisant.
Soutien public fort
Subventionné à hauteur de 38% pour un budget total de 1 245 000 euros, l'équipement n'a pas encore trouvé son modèle économique. Sa pérennité passe par un soutien public fort. Lors de la visite de début mars, Christian Nucci a invité ses collègues élus à étudier les pistes pour que « cet outil soit performant et viable ». Pour sa part, Christophe Ferrari, tout en rappelant qu'il était maire d'une commune « où les enfants ne mangent pas tous deux fois par jour », a insisté sur le fait que « la production locale ne [devait pas] être l'apanage d'une partie de la population » et que tout le monde devait pouvoir en bénéficier, « des enfants des crèches jusqu'aux personnes résidant en EPAD ». Mais pour cela, « il faut une impulsion politique dans chaque commune ».
On ne pouvait être plus clair. Histoire de motiver les élus, la gérante de l'entreprise, Marianne Molina, précise néanmoins qu'il suffit de « commander une crudité ou un accompagnement par jour pour viabiliser l'outil ». Car si, côté approvisionnements, les choses se passent plutôt bien (2), ABepluche tire un peu la langue pour trouver des clients. Ceux-ci ont tendance à tiquer lorsqu'ils comparent les prix avec ceux des fournisseurs industriels. Il est vrai qu'une carotte iséroise peut coûter jusqu'à 40 centimes quand sa cousine nordiste n'en vaudra que deux. Si les gestionnaires appliquent une logique purement comptable, le choix est vite fait. Mais si la fraîcheur, la qualité et le goût entrent en ligne de compte, les arbitrages pourraient bien se faire en faveur d'ABepluche. C'est là que la décision et la carotte deviennent politiques.
Marianne Boilève
(1) Institut national de police scientifique à Ecully.
(2) Une quinzaine de producteurs fournissent ABepluche, mais tous les maraîchers de l'Y grenoblois ainsi que l'ensemble des maraîchers bio du département ont été contactés pour alimenter la structure.